samedi 17 novembre 2007

LUTTE ECOLOGIQUE CONTRE LES RAVAGEURS

Le présent exposé est révolutionnaire par sa manière d'envisager la lutte contre les ravageurs, et reflète bien le changement de conception fondamentale qui est en train de gagner le domaine scientifique (Kuhn 1970). Il traite du sujet dans un sens plus large que d'habitude et fait notamment appel aux plus récentes perceptions des facteurs régissant les comportements humains. I1 fait ressortir en particulier la nécessité d'identifier les causes véritables des problèmes engendrés par les ravageurs, d'y faire face et d'abandonner définitivement la pratique courante de ne s'attaquer qu'aux symptômes.

Les Pesticides et leurs Problèmes

Les causes de nombreux problèmes engendrés par les ravageurs se situent en dehors du domaine d'action des disciplines destinées habituellement à les traiter. En outre, l'application des moyens proposés demande une compréhension nouvelle du rôle des individus et des institutions à l'égard des changements sociaux. Les êtres humains doivent devenir plus conscients de leurs "modes" de comportement et accepter davantage la responsabilité de leurs actes; de son côté la société se doit d'appuyer davantage ceux qui s'efforcent de mettre fin à leur comportement "compensatoire" et à tout mettre en oeuvre pour empêcher la réapparition de ce comportement (Jackins 1964).

Depuis la fin des années 1940, la lutte contre les ravageurs est de plus en plus associée aux pesticides de synthèse. De telle sorte qu'aujourd’hui plus de 2 millions de tonnes métriques de pesticides (éléments actifs) sont déversées annuellement dans le monde, soit 34% en Amérique du Nord, 45% en Europe de l'Ouest et de l'Est et 21% dans les autres pays. Ce chiffre représente plus du double des quantités utilisées il y a dix ans (Pimentel 1981).

Malgré les améliorations apportées aux différents produits chimiques, à leurs formules et aux méthodes d'application, les problèmes inhérents à l'utilisation des pesticides n'ont pas diminué pour autant. Au contraire, certains se sont même aggravés. La majorité de ces problèmes sont dus au fait que presque tous les pesticides sont des produits entièrement nouveaux (sans équivalents naturels). En outre, comme les ravageurs sont des entités économiques et non biologiques, ces produits chimiques ne sont jamais spécifiques aux ravageurs (les poisons ne sauraient être sélectifs selon des critères économiques). Les principaux problèmes résident dans le fait que les pesticides et leurs dérivés sont persistants et ont des effets cumulatifs; que leur effet n'est pas sélectif; qu'il est difficile de les appliquer uniquement à des organismes cibles; qu'ils ont des effets létaux et sub-létaux, immédiats et à long terme; que leur taux de mauvaise utilisation est extrêmement élevé; que leur emploi (ou leur mauvaise emploi) est généralement suivi d'une réapparition et souvent même d'une recrudescence des ravageurs; que ces derniers développent invariablement une résistance aux pesticides et que souvent des ravageurs secondaires font leur apparition (Hill 1977, 1982).

Comment expliquer qu'en dépit d'une liste aussi longue d'inconvénients, l'utilisation des pesticides soit si généralisée? La raison évidente est que l'usage des pesticides entraîne généralement une augmentation des profits (ou tout au moins une diminution des pertes); cependant, cela n'est vrai que parce que notre système d'analyse des coûts bénéfices ne tient pas compte des coûts associés aux problèmes ci-dessus. (11 s'agit la d'un exemple parmi tant d'autres des nombreux moyens que notre société a de sanctionner le profit à court terme de l'entreprise privée au dépens des frais à long terme du public). Dans la majorité des cas, il n'y a pas d'autres méthodes pour combattre les ravageurs, ou les moyens existants sont d'application peu commode. Cependant, une autre raison, moins évidente, fait que la majorité des utilisateurs sont aussi inconsciemment attirés par les pesticides pour leurs propriétés symboliques, en particulier pour leur "symbole de puissance". Dans bien des cas, la plupart des êtres humains sont portés à agir comme s'ils étaient impuissants ou vulnérables, ils ont de ce fait tendance à se laisser inconsciemment attirer par des signes extérieurs de puissance, par exemple sur le plan de la profession, de la position sociale, des loisirs, de la possession, et même sur le plan des instruments et techniques utilisés pour résoudre les problèmes. II va de soi que ce comportement "compensatoire" tend à être automatique et répétitif de manière prévisible et à se défendre énergiquement, mais n'arrive jamais à engendrer de satisfaction durable. C'est comme si la notion de "suffisance" n'existait pas. Parce que les pesticides sont considérés comme des poisons puissant, en général appliqués directement sur "l'ennemi" au moyen d'appareils puissants et, parce qu'ils ont des effets prévisibles dans l'immédiat, ils sont tout désignés pour jouer ce rôle "compensatoire". De leur côté, les solutions alternatives sont généralement présentées comme des techniques douces; elles sont souvent d'un emploi plus compliqué et leurs effets sont moins certains. Ces effets peuvent se manifester de manière indirecte et, souvent, il faut davantage de temps pour venir à bout des ravageurs par ces moyens qu'avec la majorité des pesticides. Cela explique sans doute en grande partie le peu d'intérêt accordé à ces techniques alternatives malgré leur supériorité en terme d'analyse des coûts bénéfices. C'est ce qui explique aussi certaines des tensions ressenties lorsque notre bon sens nous conseille de faire telle chose, tandis que certaines forces obscures semblent nous pousser à ignorer cette sagesse intérieure.

Ainsi, on peut dire que les méthodes de lutte contre les ravageurs sont utilisées, et que même les recherches sur ces méthodes sont effectuées, non pas dans un cadre scientifique et objectif mais plutôt très subjectif et personnel. Cette situation s'applique non seulement à la lutte contre les ravageurs, mais aussi à toutes les parties du système alimentaire de même qu'à chaque aspect de notre vie. Partant de ce principe, il est facile de comprendre pourquoi dans le système alimentaire (et même dans le secteur industriel en général) les principaux objectifs sont la productivité, le profit et la puissance. I1 n'y a pas de limites inhérentes à ces objectifs. Ils sont associés à la croissance, à la concurrence et à la centralisation, à l'épuisement des ressources non renouvelables, à la destruction des ressources renouvelables et, en ce qui concerne notre espèce, au stress, à l'indifférence et à la dégénérescence. Des objectifs beaucoup plus appropriés seraient la nutrition (en tenant compte de la qualité tout comme de la quantité des aliments ainsi que des besoins individuels particuliers), la satisfaction, le développement et l'établissement d'un système durable. Mais il y a des contraintes inhérentes à ces objectifs car, dans ce cas, il faut penser en termes d'équilibre, de coopération et de décentralisation, de dépendance minimale à l'égard des ressources non renouvelables et d'impact minimal sur les ressources renouvelables. Les êtres humains vivant dans un tel système sont plus susceptibles d'éprouver de la joie, un sentiment d'intégration et d'union avec la terre et ses habitants, et d'avoir aussi le sentiment d'actualiser progressivement leur potentiel. C'est dans une telle perspective que les solutions suivantes pour combattre les ravageurs peuvent donner leur pleine mesure (Hill 1982a).

Emploi efficace des pesticides

Les efforts ayant pour but d'introduire les méthodes destinées à remplacer les pesticides conventionnels peuvent être classés sous trois formes d'approche: "efficacité", "substitution" et "restructura- tion". La gestion intégrée de la lutte contre les ravageurs, telle qu'elle est communément pratiquée, a recours aux pesticides ainsi qu'à des techniques qui, pour la plupart, s'appliquent aux deux premiers groupes. Dans la gestion intégrée, il faut en tout premier lieu se servir de techniques appropriées pour surveiller les ravageurs ou leurs effets (et aussi, idéalement, leurs mécanismes de contrôle naturel). Les techniques de surveillance comportent l'examen courant des cultures et de leur milieu, et des méthodes simples comme le frappage des branches, les filets, les pièges englués et autres pièges contenant des substances attractives comme les phéromones. Ces derniers sont aussi utilisés parfois comme moyens de contrôle, particulièrement pour perturber le comportement reproducteur de certains ravageurs. I1 y a aussi moyen d'accroître l'efficacité des pesticides par l'utilisation de meilleures formules et méthodes d'application (par exemple le développement d'applicateurs électrostatiques) et l'établissement du seuil économique pour chaque espèce de ravageur (Pimentel 1981).

Substitutions des pesticides

La "substitution" a pour objet de remplacer les pesticides extrêmement toxiques, persistants et non spécifiques par des produits moins nocifs ou encore par des moyens biologiques (comme les parasites, les prédateurs et les agents pathogènes des ravageurs). Ces derniers sont particulièrement efficaces contre les ravageurs "introduits". Les parasites comprennent certaines guêpes et mouches et les nématodes. Les prédateurs comprennent par exemple les coccinelles, les carabidés, les staphylins, les larves d'hémérobes, certaines guêpes, mouches, araignées et autres arachnides, des oiseaux et bien d 'autres animaux. Les agents pathogènes comprennent les bactéries, les champignons, les virus et les protozoaires.
L'introduction massive de mâles stériles ou génétiquement incompatibles au sein des populations de ravageurs s'est révélée efficace pour combattre certaines espèces, notamment les populations isolées. L'emploi des pesticides peut également être réduit par la culture de variétés résistantes et l'installation de pièges pour capturer les ravageurs. Les efforts déployés pour trouver des pesticides plus sélectifs et moins dangereux ont favorisé l'étude de nouveaux pesticides botaniques, d'hormones, de stérilisants et de contraceptifs ainsi que le réexamen des poudres abrasives et absorbantes comme la diatomite, notamment contre les insectes des céréales en silos et les insectes logés dans les bâtiments.
Bien qu'elles soient, sans conteste, supérieures aux produits chimiques toxiques non spécifiques, les solutions d'efficacité et de substitution envisagées ont également une lacune importante: étant donné que ces solutions sont avant tout curatives, plus elles seront efficaces plus elles protégeront et perpétueront les déficiences du système agricole qui sont à l'origine des problèmes causés par les ravageurs. C'est pourquoi on considère ces solutions comme des approches écologiques "superficielles". Elles demeurent des solutions externes appliquées à des problèmes internes.


Restructuration du système agro-alimentaire afin de prévenir le développement des ravageurs

Les solutions écologiques "profondes" contiennent les éléments de la "restructuration", approche que l’ensemble des spécialistes préconise pour l'avenir. Parce qu'elle intègre les changements de valeurs mentionnées précédemment; qu'elle situe l'être humain plutôt à l'intérieur qu'à l'extérieur de système alimentaire; qu'elle cherche à résoudre les problèmes de l'intérieur en incorporant et en aidant les processus homéostatiques naturels du système au lieu de recourir à l'application répétée de remèdes de plus en plus inefficaces sur des systèmes mal conçus et déficients (Hill 1981).
Les bases de ces stratégies nouvelles reposent sur les méthodes culturales comme la modification de l'habitat, la gestion des sols, l'emploi de récoltes appâts, la rotation des cultures, les cultures intercalaires et la culture de fleurs qui fournissent du pollen et du nectar à certains parasites et prédateurs des ravageurs. Bien que ces moyens comprennent un grand nombre d'éléments classés dans l'approche "superficielle" comme les variétés résistantes et les agents biologiques, ils ne sont généralement pas utilisés de façon curative mais plutôt à titre préventif.
Parce que l'approche préconisant la "restructuration" n'est encore qu'à ses débuts, on l'associe volontiers au terme agriculture auquel on a ajouté une série de qualificatifs vagues comme "écologique", "ré génératrice","biologique" ou "permanente" ( permaculture). Les solutions viables qui ont été utilisées avec succès agissent généralement en douceur, par des voies indirectes et en un laps de temps assez long, c'est-à-dire qu'elles présentent des caractéristiques radicalement opposées à celles des pesticides. Bien que les maigres fonds dédiés à la recherche sur le système alimentaire devraient être consacrés à l'examen de ces approches, il est d'ores et déjà évident que le principal obstacle au développement de stratégies nouvelles réside dans les comportements "compensatoires" inconscients adoptés par la majorité des êtres humains. En fait, à l'heure actuelle, ces comportements sont généralisés au point d'opérer au détriment de tous les efforts de recherche ou d'amélioration en matière de stratégies nouvelles. Dans cette vue, une "restructuration" au niveau de l'individu est un pré requis à la "restructuration" au niveau agro-alimentaire. Ce n'est qu'après avoir réussi à établir un esprit de conscience totale qu'il sera possible de passer à la recherche pertinente et de faire avancer les nouvelles conceptions appropriées es (Hill & Ott 1982).


Mise en place de l'approche "restructuration"

Pour développer des approches écologiques "profondes", il faut au préalable déceler les forces promotrices et restrictives à l'oeuvre, et renforcer les premières tout en neutralisant les secondes. Sur le plan individuel, cette transformation impose le développement d'un sens d'intégration avec la terre et l'observation attentive des processus d'équilibre et de rétroaction. Elle oblige à étudier le fonctionnement des systèmes naturels, et à les observer longuement pour apprendre à les imiter. Mais surtout, elle oblige chacun à surveiller davantage son propre comportement, à reconnaître son comportement "compensatoire" et à apprendre à s'en débarrasser. C'est là le fondement d'une approche holistique qui reconnaît que notre façon de lutter contre les ravageurs n'est en somme qu'un aspect de notre façon de vivre, et c'est en modifiant notre mode d'action et notre comportement général que nous arriverons à changer également notre manière de combattre les ravageurs (et même notre manière de tout faire). Le développement de cette approche aura non seulement des répercussions sur l'avenir de la lutte contre les ravageurs mais principalement sur l'évolution de notre espèce. En fait, il est fort probable que grâce a l'appui donné à ce genre de développement, les approches "profondes" préconisées aujourd'hui seront un jour considérées comme des approches "superficielles" par les générations futures.

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